Chez Sally Mullin
C’était une soirée d’hiver tout ce qu’il y avait de paisible et d’ordinaire à la taverne de Sally Mullin. La salle résonnait du bourdonnement continu des conversations tandis qu’habitués et voyageurs se mêlaient autour des longues tables regroupées près d’un petit poêle à bois. Sally venait d’en faire le tour, plaisantant avec l’un ou l’autre, proposant des parts de gâteau à l’orge tout juste sorti du four, remplissant les lampes à huile qui avaient brûlé tout au long de l’après-midi morne et froid. A présent, debout derrière son bar, elle versait avec précaution des pintes de « Springo Spécial Aie » à cinq marchands qui arrivaient du Nord.
En jetant un coup d’œil vers ces derniers, elle eut la surprise de les voir rire, alors que les marchands du Nord affichaient habituellement une mine triste et résignée. Sally sourit. Elle s’enorgueillissait de la réputation de gaieté de son établissement, mais il fallait être sacrément douée pour dérider cinq marchands austères avant leur première chope de bière !
Sally se dirigea vers la table des marchands, près de la fenêtre, et déposa les pintes devant eux sans en perdre une goutte. Mais les marchands ne lui prêtèrent aucune attention ; ils étaient trop occupés à essuyer la buée des vitres avec leurs manches douteuses et à scruter l’obscurité extérieure. L’un d’eux pointa le doigt vers quelque chose et ils partirent tous d’un gros rire.
L’hilarité gagna la salle en un rien de temps. D’autres buveurs regardèrent à leur tour et bientôt, toute la clientèle de la taverne se bouscula autour de la rangée de fenêtres qui occupaient le mur du fond. Sally Mullin s’approcha pour voir ce qui les mettait ainsi en joie.
Elle resta bouché bée.
À la clarté de la pleine lune, on distinguait la magicienne extraordinaire, dame Marcia Overstrand, couverte d’immondices, qui dansait comme une folle sur la montagne d’ordures du dépotoir communautaire.
Non, pensa Sally. C’est impossible.
Elle regarda à nouveau par la vitre pleine de traces et dut se rendre à l’évidence. C’était bien dame Marcia, accompagnée de trois enfants (Des enfants ? Chacun savait que dame Marcia ne pouvait pas les souffrir), d’un loup et d’un homme dont la silhouette lui semblait vaguement familière. Qui cela pouvait-il être ?
Le mari de Sarah, ce fainéant, ce bon à rien de Silas !
Qu’est-ce que Silas Heap pouvait bien fabriquer avec Marcia Overstrand, plus trois de ses enfants, au beau milieu du dépotoir ? Sarah était-elle au courant ?
Eh bien, elle ne tarderait pas à l’être !
En tant que meilleure amie de Sarah Heap, Sally se sentait le devoir d’élucider cette affaire. Ayant confié la surveillance de la salle au petit plongeur, elle sortit dans le clair de lune.
Elle remonta le ponton dont les planches vibrèrent sous ses pas et gravit en courant la butte qui menait au dépotoir. Tandis qu’elle avançait dans la neige, elle arriva à une conclusion inévitable : Silas Heap mettait les voiles avec Marcia Overstrand !
Tout s’expliquait : elle avait souvent entendu Sarah se plaindre de ce que Silas était obsédé par Marcia. Depuis qu’il avait mis un terme à son apprentissage et qu’elle lui avait succédé auprès d’Alther Mella, il avait observé son ascension fulgurante avec un mélange d’horreur et de fascination, songeant qu’il aurait pu être à sa place. Et quand elle était devenue magicienne extraordinaire, dix ans plus tôt, l’état de Silas : s’était encore aggravé, si possible.
Complètement obsédé par les moindres faits et gestes de Marcia - c’est ce que disait Sarah.
Bien sûr (Sally avait fini par atteindre l’énorme tas d’ordures et entamé son escalade), Sarah n’était pas non plus toute blanche. Cela sautait aux yeux que leur fille n’était pas de Silas. Elle n’avait rien de commun avec les autres. Une fois, Sally avait tenté d’aborder la question du père de Jenna avec le tact qui la caractérisait, mais Sarah avait vite détourné la conversation. Dame, oui ! Cela faisait des années que le torchon brûlait entre les époux Heap. Mais cela n’excusait en rien la conduite de Silas. Ah ça, non ! pensa Sally, pleine de hargne, en progressant péniblement sur le flanc de la pile d’ordures.
Entre-temps, les silhouettes déguenillées qu’elle avait aperçues au sommet avaient entrepris de descendre et se dirigeaient vers elle. Elle leur fit signe en agitant les bras, mais ils ne semblèrent pas la remarquer. Ils avaient l’air préoccupés et titubaient un peu, comme étourdis. Quand ils furent plus près, elle vit qu’elle ne s’était pas trompée.
— SILAS HEAP ! cria-t-elle d’un ton rageur.
Les cinq fugitifs sursautèrent violemment et tournèrent la tête dans sa direction.
— CHUT ! murmurèrent quatre bouches, aussi fort qu’elles l’osèrent.
— Non, je ne me tairai pas ! Silas Heap, comment peux-tu abandonner ta femme pour cette... grue, poursuivit-elle en pointant un index désapprobateur vers Marcia.
— Moi une grue ? répéta Marcia en manquant de s’étouffer.
— En plus, tu as le culot d’emmener ces pauvres enfants !
Silas s’avança vers Sally en s’enfonçant dans les détritus.
— Qu’est-ce que c’est que ce charabia ? Et d’abord, tu vas me faire le plaisir de BAISSER LE TON !
— CHUT ! firent trois bouches derrière lui.
Sally consentit enfin à se calmer.
— Ne fais pas ça, Silas, souffla-t-elle d’une voix rauque. N’abandonne pas ton adorable femme et ta famille. Je t’en supplie.
Silas parut abasourdi.
— Mais je n’en ai jamais eu l’intention, protesta-t-il. Qui t’a raconté ça ?
— C’est vrai ?
— OUI !
— CHUT !
La descente de la montagne d’ordures fut longue et malaisée, pourtant elle suffit à peine à expliquer la situation à Sally. Celle-ci écarquillait les yeux tandis que Silas lui divulguait les informations susceptibles de l’amener à se ranger de leur côté. En réalité, il lui dit presque tout, jugeant qu’ils auraient besoin de son concours en plus de son silence. Marcia était plus circonspecte : Sally n’était pas exactement la personne qu’elle aurait choisi pour l’aider. Par conséquent, elle décida d’intervenir et de reprendre les choses en main.
— Bien ! dit-elle quand ils prirent pied sur le sol ferme. Nous pouvons être sûrs que le Chasseur et sa meute sont déjà sur notre piste.
Un instant, la peur crispa les traits de Silas. Il connaissait la réputation du Chasseur. Marcia, pour sa part, faisait preuve d’un sens pratique et d’un calme inébranlables.
— J’ai remis la grille en place et l’ai soudée par Magyk après avoir bourré le conduit d’ordures, expliqua-t-elle. Ainsi, avec un peu de chance, il croira que nous sommes toujours coincés à l’intérieur.
À cette idée, Nicko frissonna.
— Mais ça ne le retardera pas longtemps. Il sera bientôt là à fureter... A poser des questions.
Elle regarda Sally, l’air de dire : Et c’est toi qu’il interrogera.
Personne ne pipa.
Sally soutint bravement le regard de Marcia. Elle savait qu’elle s’exposait à de graves ennuis, mais elle était une amie loyale.
Ils pouvaient compter sur elle.
— En attendant, dit-elle d’un ton brusque, faudrait voir à vous conduire loin d’ici, vous et les p’tiots. Pas vrai ?
Elle les guida jusqu’au dortoir attenant à la taverne. Plus d’un voyageur exténué avait trouvé là un lit accueillant pour la nuit ainsi que des habits de rechange en cas de besoin. Le bâtiment était vide à ce moment de la journée. Sally leur fit voir où étaient rangés les vêtements et leur dit de se servir. La nuit allait être longue et froide. Elle remplit un seau d’eau chaude pour leur permettre de faire un brin de toilette et sortit en hâte après leur avoir lancé :
— Rejoignez-moi sur le quai dans dix minutes. Vous pourrez prendre mon bateau.
Jenna et Nicko furent trop heureux de se débarrasser de leurs vêtements souillés, mais 412 refusa de les imiter. Il avait eu sa dose de changements pour la journée et tenait à garder ce qu’il avait sur le dos, même s’il s’agissait d’un pyjama de magicien crasseux et mouillé.
En fin de compte, Marcia fut forcée d’employer un sort de nettoyage suivi d’une formule d’échange de vêtements pour l’équiper de l’épais chandail de pêcheur, du pantalon et de la veste en peau de mouton ainsi que du bonnet rouge vif que Silas lui avait dégotés.
Elle était fâchée d’avoir dû recourir à la Magyk pour habiller 412 alors qu’elle souhaitait économiser ses forces. En effet, elle avait le pressentiment qu’elle aurait besoin de tout son pouvoir pour les conduire en sécurité. Bien sûr, elle avait dépensé un peu d’énergie avec un sort de détachage express qui, vu l’état de saleté de sa cape, s’était transformé en un sort de détachage soigné sans pour autant venir à bout de toutes les traces de graisse. Mais dans l’esprit de Marcia, sa cape de magicienne extraordinaire était bien plus que cela : c’était un merveilleux instrument de Magyk qui méritait tous les égards.
Dix minutes plus tard, tout le monde était sur le quai.
Sally les attendait près d’un petit voilier vert amarré au ponton. Nicko l’examina d’un air approbateur. Il adorait les bateaux. A vrai dire, il n’appréciait rien tant que la navigation, et ce bateau lui faisait une excellente impression : large, stable, il avait une bonne assiette et une paire de voiles rouges toutes neuves. Il avait aussi un très joli nom : la Muriel. Nicko l’adopta tout de suite.
Marcia était loin de partager son enthousiasme.
— Il marche comment ? demanda-t-elle à Sally.
— Faudrait encore qu’il ait des jambes, maugréa Nicko.
— De qui parles-tu ? fit Marcia, déconcertée.
— Du bateau, expliqua Nicko d’un ton patient. Il ne « marche » pas, il navigue.
Sally donnait des signes d’impatience.
— Vous feriez bien d’y aller, dit-elle en jetant un coup d’œil en direction du dépotoir. Je vous ai mis des rames en cas de besoin, ainsi que des provisions.
Je vais dénouer la corde et la retenir le temps que vous soyez tous montés.
Jenna fut la première à grimper à bord. Au passage, elle agrippa 412 par le bras et l’entraîna à sa suite. Il lui opposa une faible résistance avant de céder. Il commençait à être très fatigué.
Nicko les rejoignit d’un bond, puis Silas poussa Marcia dans le bateau malgré ses protestations. Elle alla s’asseoir près du gouvernail et se mit à renifler.
— Qu’est-ce qui sent aussi mauvais ? marmonna-t-elle.
— Le poisson, répondit Nicko. (Il se demanda si elle avait la moindre expérience de la navigation.)
Silas sauta à son tour avec Maxie, et la Muriel s’enfonça un peu plus dans l’eau.
— Je vais vous pousser, annonça Sally d’une voix anxieuse.
Elle lança la corde à Nicko qui l’attrapa au vol et la rangea soigneusement à la proue du voilier.
Marcia empoigna la barre, les voiles claquèrent avec violence et la Muriel vira brutalement à bâbord.
— Vous voulez que je prenne la barre ? proposa Nicko.
— La quoi ? Oh ! cette espèce de poignée ? A ta guise, Nicko. Je ne tiens pas à me fatiguer.
Drapée dans sa cape et sa dignité, elle se dirigea vers le côté du voilier en vacillant sur ses jambes. Elle se sentait très mal à l’aise. C’était la première fois qu’elle montait sur un bateau et était résolue à tout faire pour éviter que cela se reproduise. Pour commencer, il n’y avait pas moyen de s’asseoir correctement. Pas de tapis, de coussins ni de toit. En revanche, il y avait un peu trop d’eau à son goût, non seulement à l’extérieur mais aussi à l’intérieur du bateau. Etait-ce le signe qu’il allait couler ? Et la puanteur était inimaginable.
Très excité, Maxie parvenait à piétiner les précieuses bottines de Marcia tout en lui fouettant le visage de sa queue.
— Ote-toi de là, animal sans cervelle, gronda Silas en le poussant vers la proue où il s’empressa de humer le vent et les odeurs qui montaient de l’eau, de son long museau de chien-loup.
Silas se casa ensuite auprès de Marcia qui s’en trouva fort mal tandis que Jenna et 412 se pelotonnaient contre l’autre flanc du bateau.
Debout à la proue, Nicko tenait la barre d’une main ferme et dirigeait résolument le voilier vers le milieu de la rivière.
— Où est-ce qu’on va ? demanda-t-il.
Marcia était trop préoccupée par le voisinage d’une aussi grande quantité d’eau pour répondre.
— Chez tante Zelda, dit Silas. (Sarah et lui avaient envisagé toutes les possibilités après le départ de Jenna.) Elle nous hébergera quelque temps.
Le vent s’engouffra dans les voiles de la Muriel. Le petit bateau prit de la vitesse et fut entraîné par le courant. Marcia ferma les yeux. Était-ce normal qu’un bateau penche autant ?
— La gardienne... des marais de Marram ? fit-elle d’une voix à peine audible.
— Elle-même, acquiesça Silas. Nous serons en sécurité près d’elle. Son cottage est protégé par un enchantement permanent depuis qu’elle a été attaquée par les bobelins, l’hiver dernier. Personne ne peut le repérer.
— Alors, va pour la tante Zelda...
Silas parut surpris que Marcia l’ait approuvé sans même discuter. Puis il sourit intérieurement. A présent, ils étaient tous dans le même bateau.
La minuscule silhouette de Sally agitait hardiment la main sur la terre ferme tandis que le petit bateau vert s’enfonçait dans la nuit. Quand la Muriel eut disparu, elle s’attarda un moment sur le quai, écoutant le clapotis de l’eau contre les pierres froides. Tout à coup, elle se sentit très seule. Puis elle fit volte-face et rebroussa chemin le long de la berge enneigée, éclairée par la lumière jaune qui irradiait de sa taverne. Quelques clients approchèrent leur visage des vitres pendant qu’elle pataugeait dans la neige, impatiente de retrouver la chaleur de la salle et le brouhaha des conversations, et remontait le trottoir en planches en direction du ponton. Mais ils ne semblèrent pas la voir.
Quand Sally poussa la porte de la taverne et s’avança au milieu du vacarme, ses plus fidèles clients remarquèrent qu’elle n’était pas dans son état normal. Et ils avaient raison : contrairement à ses habitudes, Sally n’avait qu’une seule idée en tête. Dans combien de temps le Chasseur serait-il là ?